C'est dans une petite ferme perdue au milieu de la campagne que Jung Ran vit le jour. Sa mère était bien jeune quand elle vint au monde, mais elle était attendue et reçut tout l'amour qui lui était dû dès l'instant où elle poussa son premier cri.
Elle vécut donc toute son enfance au milieu de ses cousins –tous des garçons– et avec son petit frère qui arriva quand elle avait deux ans. Beaucoup d'hommes dans un petit espace, et aucun doute que cela influença son caractère bien trempé qu'on lui connaît aujourd'hui, tout comme sa tendance à être garçon manqué sur les bords. Il faut dire que revêtir à longueur de journée des pantalons ou salopettes larges, marcher dans la boue et la bouse pour effectuer les tâches de la ferme, vivre au milieu des vaches, des cochons et des campagnards, n'aidait vraiment pas à conserver sa féminité.

Si dans la journée, tous vaquaient à leurs occupations –nourrissant les bêtes, semant le blé, ou pilotant le tracteur–, c'était le soir que la maisonnée retentissait d'éclats de voix et de rires. La petite sale à manger, au milieu de laquelle trônait une grande table en bois, devenait bien vite la proie des hommes. Seules Jung Ran, sa mère et sa tante défendaient l'honneur féminin. Les va et vient de la journée ramenaient chaque fois un peu de feuilles et de morceaux de pailles, tandis que les bottes sales redécoraient le sol de traces de boues. Dans l'espace confiné et étréci par le monde, une odeur forte enivrait ses occupants. Une odeur de nature où se mêlaient épices et fleurs des champs, avec tantôt un peu d'humidité et d'effluves de bestiaux.
Ils prenaient place à la table, face à leur bol et leurs couverts, attendant qu'on apporte la soupe qui cuisait encore dans la cheminée. Tous revêtaient encore leurs vêtements de la journée, pleins de la crasse qui prouvait le dur labeur qu'ils avaient accomplis sous le soleil. Tous étaient plus affamés les uns que les autres.
Et c'était alors que la guerre commençait. Il suffisait que la jeune campagnarde tende son bol afin d'être servie pour que l'un de ses cousins la prenne de vitesse, marquant le début des hostilités. Bien vite, on se mettait à bousculer, à se battre un morceau de viande, à pestiférer, et c'était au plus rapide qui mangerait le plus ! Le tout dans un incroyable bordel bruyant qui se déroulait sous les rires des adultes. Les filles étaient traitées à l'égal des hommes dans cette famille de fous, alors si Jung Ran voulait manger à sa faim, elle était bien obligée de se démener pour se démarquer des uns et des autres... Et il fallait dire que ses cousins étaient prêts à tout pour lui mettre des bâtons dans les roues.


Mais il n'y avait pas qu'elle et sa famille, dans ce coin perdu. Leur humble ferme était rattachée à une autre, contenant une famille tout aussi nombreuse. Il y avait dans cette maisonnée un garçon qui avait exactement le même âge que la petite Jung Ran, un dénommé Im Dong Soo. Et autant dire que se voyant tous les jours, ils se lièrent très vite d'amitié.
En dehors de leur vie familiale et de leurs fermes respectives, en dehors de l'école où elle avait des résultats catastrophiques excepté dans le sport et le manuel où elle cartonnait, ils se retrouvaient pour jouer, s'inventant sans cesse des aventures fantastiques. Un jour, ils étaient des pirates partant à la recherche d'une île au trésor, le toit de la grange devenant un vrai navire voguant sur les eaux. Un autre, ils étaient des aventuriers traversant une forêt ou des territoires dangereux pour découvrir des endroits inconnus. Débordant d'imagination et d'énergie, ils ne s'arrêtaient jamais. Ils se dépêchaient de finir leurs travaux et devoirs pour filer jouer comme les deux enfants qu'ils étaient, complices dans leur univers que nul autre ne pouvait rejoindre ou comprendre.

Et puis, ils grandirent, s'éloignant un peu de ces histoires fantastiques dont eux seuls avaient le secret. L'une se penchant de plus en plus vers le sport qui la passionnait. L'autre se plongeant dans les livres de science. L'adolescence arriva, avec ses histoires de cœur. Dong Soo considérait Jung Ran comme « son meilleur pote » –il fallait dire qu'elle était trop garçon manqué à l'époque pour la considérer autrement. Mais cette dernière avait tôt fait de découvrir ce sentiment merveilleux qu'était l'amour à son égard, une source de nombreux dilemmes et souffrances quand il est à sens unique. Voulant prouver au garçon qu'elle était bel et bien une femme en devenir et tentant par cela même de le charmer, la jeune fille commença à changer, devenant plus coquette, faisant attention à son apparence et se documentant même sur la mode courante. Mais même ainsi, Dong Soo restait aveugle à ses charmes, ne pouvant la considérer autrement que comme il l'avait toujours vue. Alors Jung Ran décida de garder pour elle ce qu'elle ressentait et de se contenter du plaisir simple qu'était sa compagnie.

Et un jour, tout bascula. Dong Soo avait décidé de quitter la ferme familiale pour faire des études dignes de ce nom en intégrant une université de renom à Busan : Mangyo. Un changement brutal qui prit tout le monde au dépourvu. Pourtant, nul ne tenta de l'en empêcher, et il partit avec la promesse d'écrire régulièrement à sa famille et à son amie d'enfance. Si au début il correspondait beaucoup avec Jung Ran, elle eut par la suite de moins en moins de nouvelles pour qu'au final, tout soit comme si le garçon qu'elle avait toujours connu avait complètement disparu. La situation s'était dégradée très rapidement, au cours des premiers mois.

Sans lui, sans l'attente d'une lettre qui n'arriverait jamais plus, la campagnarde découvrit ce qu'était l'ennuie. La monotonie des journées qui se répétaient toujours identiques aux autres, la fit réfléchir. La vie à la campagne n'était pas faite pour elle. Ou plutôt, elle n'était pas faite pour cette tranquillité perpétuelle. Elle était nostalgique des moments de son enfance chaque fois qu'elle se les remémorait. Elle se sentait tantôt abandonnée et oubliée en songeant à la façon dont se comportait désormais Dong Soo avec elle. Pas qu'avec elle, d'ailleurs, mais aussi avec ses parents, ses frères et sœur... Sa propre famille.

C'est au cours de ses réflexions sur tout et rien qu'elle prit une nouvelle décision. Elle allait quitter cette ferme où elle avait toujours vécu et monter en ville. Faire des études à l'université, ça la bottait. Surtout si elle avait une chance d'y retrouver son ami d'enfance et de lui passer un sacré savon. En se renseignant sur Mangyo, elle avait été séduite par le programme qu'ils proposaient dans la section sport. Alors, forte de ses compétences et de l'appui de ses parents, elle avait postulé. Et le jour où elle avait reçut une réponse positive, elle avait sauté de joie.

C'est ainsi qu'elle ferma ses valises et tourna le dos à son passé de campagnard pour se tourner vers l'inconnu.